La dématérialisation et la gouvernance de l’information

La généralisation des technologies de l’information et de la communication et en particulier le développement d’Internet a conduit à la mise en place de politiques publiques pour encourager la dématérialisation des échanges et des procédures. Il s’agissait dans la plupart des cas d’une volonté de « moderniser l’administration ». Il faut vivre avec son époque me diriez-vous. Certes… La dématérialisation des échanges et des procédures s’inscrit dans un contexte de véritable « révolution numérique », il serait tout à fait ridicule de passer à côté des évolutions de la société et de vivre enfermés dans un mode de fonctionnement figé sans ouvrir une porte à l’innovation. La vraie question n’est pas de déterminer s’il fallait – ou s’il ne fallait pas – lancer des programmes de dématérialisation. Aujourd’hui face à l’échec de nombreuses tentatives de dématérialisation dans plusieurs collectivités territoriales ou établissements publics, la vraie question devrait consister à se demander plutôt « pourquoi a-t-on échoué? » Je ne connais pas tous les projets bien sûr et de nombreux projets de dématérialisation ont réussi mais essayons d’interroger plutôt les échecs, c’est un sujet qui révèle des faiblesses structurelles fort intéressantes. Certains problèmes ont d’ailleurs fait la une des journaux, on a pu entendre parler de « fiasco informatique » ou de rapports de la Cour des comptes au sujet de problèmes d’informatisation… C’est loin d’être un cas isolé.

Je vois en particulier deux aspects qui mériteraient d’être discutés au sujet de la dématérialisation des procédures, des échanges et de la production documentaire en général: 1) la « difficile mise en cohérence des acteurs »  au sein des administrations (expression que j’emprunte à un excellent article des sociologues Patrice Flichy et Eric Dagiral paru en 2004 dans le n° 110 de la Revue française d’administration publique et que je vous encourage à lire) et 2) l’insuffisante prise en compte de la gouvernance de l’information.

L’administration électronique et « la difficile mise en cohérence des acteurs »

C’est en 2004 que deux sociologues s’interrogeaient déjà sur les politiques de modernisation de l’administration dans un article qui mettait en lumière l’un des principaux obstacles à la mise en place de l’e-administration: les difficultés à aligner des acteurs différents. Le constat qui introduit leur article est par ailleurs fascinant, on pourrait croire qu’il vient d’être écrit aujourd’hui:

 » L’administration électronique semble au milieu du gué. Dans un premier temps, elle a suscité de nombreuses réflexions, puis les gouvernements ont lancé plusieurs programmes dans ce domaine et maintenant des télé-services administratifs commencent à apparaître. On peut donc estimer que nous sommes entrés dans un processus de développement qui ne peut que s’amplifier dans les années à venir. Mais on peut également penser que le décalage entre les ambitions initiales et les réalisations actuelles est considérable, que nous sommes encore très loin d’une situation où Internet constituerait la base des relations entre l’administration et les usagers […] Les nombreux travaux réalisés dans ce domaine ont bien montré que, pour réussir, une nouvelle technologie devait être capable d’articuler différents acteurs sociaux qui avaient chacun des visions du monde, des projets différents. Il s’agit de construire un « objet-frontière » qui assure l’articulation de ces divers mondes sociaux. En d’autres termes, la réussite d’un projet technique nécessite d’aligner les acteurs concernés autour d’un projet commun. L’une des tâches essentielles des innovateurs est d’organiser cet alignement, c’est-à-dire de construire un projet qui puisse satisfaire les différents acteurs, en tenant compte de leurs valeurs ou de leurs comportements, en le réaménageant en fonction de leurs réactions. Dans le cas de l’administration électronique, ces acteurs sont particulièrement nombreux. On trouve d’une part les pouvoirs politiques nationaux et locaux, les services administratifs (direction et employés), les informaticiens et les spécialistes de l’organisation et les usagers qui sont en même temps citoyens et électeurs. »

J’aurais bien sûr ajouté à cette liste d’acteurs les services d’archives qui sont souvent le parent pauvre des politiques de modernisation et dont l’expertise en matière d’analyse des processus et de gestion de l’information dans le temps est souvent ignorée ou sous-estimée. Les services d’archives, en particulier ceux qui ont des compétences en matière de records management (certes pas très nombreux dans la sphère publique) auraient pu participer à de nombreux projets de dématérialisation qui ont été conduit sans eux. Certains ont réussi à rentrer dans des projets par la petite porte, en se glissant discrètement …

Il est fort probable que l’échec de certains projets soit, en grande partie, imputable à 1) une analyse insuffisante des enjeux organisationnels de la dématérialisation (qui touche à tous les aspects du travail dans n’importe quel organisme par ailleurs) et 2) par conséquent, à une mauvaise prise en compte de tous les acteurs impliqués. La dématérialisation n’est pas l’affaire des techniciens seulement ou d’une équipe réduite de professionnels. A-t-on sous-estimé l’impact de la dématérialisation à l’échelle d’un organisme? Probablement.

L’insuffisante prise en compte de la gouvernance de l’information (et donc du records management et des archives)

Les faiblesses organisationnelles décrites ci-dessus traduisent également l’insuffisante prise en compte de la gouvernance de l’information. Gouvernance? Encore un mot à la mode vous allez me dire… Certes… mais ce n’est pas parce que nous mangeons de la « gouvernance » à toutes les sauces que le mot est dépourvu de signification. Parlons de gouvernance au sens de « bonne gestion ». A-t-on sous-estimé, voire ignoré, la gouvernance de l’information dans des projets de dématérialisation? Probablement. Mettre en place des projets visant à développer les échanges et la diffusion de l’information numérique sans avoir défini au préalable une politique de maîtrise de l’information paraît inapproprié et risqué. Quelle est l’information stratégique (i.e. nécessaire à la conduite des activités) pour un organisme? L’information produite est-elle fiable? Constitue-t-elle une trace des activités de l’organisme? Est-elle mobilisable, exploitable, accessible? Protège-t-on les intérêts des individus le cas échéant? Respecte-t-on les contraintes juridiques? Combien de temps doit-on conserver l’information? Peut-on/doit-on la détruire à un moment donné? Ce sont des questions qu’un archiviste-records manager se pose en permanence depuis plus d’un siècle. Eh oui dans records management, il y a « management » 🙂 Certains organismes ont su tirer profit des compétences en records management et ont bâti des systèmes qui prennent en compte la gouvernance de l’information. Difficile en effet, de faire l’impasse sur cette question avec tous les enjeux qui s’y rapportent: protection des données personnelles, fuites d’information stratégique à grande échelle, maîtrise des coûts exponentiels du stockage …

Je n’ai pas la prétention de croire qu’avec un archiviste les projets de démat’ réussiraient mieux. Non, ce n’est pas ça la question. Il s’agit de prendre en compte systématiquement TOUS les acteurs nécessaires, l’archiviste n’est qu’un acteur parmi d’autres, et de bâtir également une politique de gestion et de conservation de l’information.

La « dématérialisation » et la « gouvernance » deviennent (ou sont déjà devenus) des mots à la mode, utilisés à droite et à gauche, sans réflexion, sans lien avec la réalité des organisations. Cela révèle, au fond, un problème plus global de management, encore un mot qui mérite d’être repensé, n’est-ce pas?

LFH

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6 Commentaires le “La dématérialisation et la gouvernance de l’information”

  1. Vanessa Gendrin 29 novembre 2012 à 12:04 #

    Bonjour,
    Votre analyse est tout à fait pertinente sur le constat que la dématérialisation n’est qu’un moyen et que les institutions n’ont pas suffisamment interrogés leurs objectifs, « dématérialiser, oui mais pour quoi faire ? ». Et le rôle de l’archiviste dans tous cela… Ah oui, le pauvre archiviste obligé de rentrer dans les projets par la petite porte… La profession n’a-t-elle pas aussi à s’interroger sur la manière dont elle présente son savoir-faire et de la manière ces compétences pourraient être utiles pour l’organisme. Entre les aspects techniquement complexe de la conservation numérique et l’archivage historique, j’ai l’impression que les archivistes ne savent plus où ils habitent (nous avions eu d’ailleurs cet échange dans votre article « Basics to basics : si on relisait Pérotin »). Pourquoi continuons-nous d’ailleurs à utiliser l’expression de « records management » que beaucoup de non-professionnels ne comprennent pas ? Je pense que nous avons tous tendance à utiliser un vocabulaire trop jargonnant qui nous éloigne des réalités des décideurs et des projets liés à la gouvernance de l’information.

    • archivesonline 29 novembre 2012 à 13:04 #

      Vanessa,
      Je suis 100% d’accord avec vous, on a tendance à s’enfermer en permanence dans un discours archivistico-archivistique et on ne sait pas toujours bien expliquer quel est notre métier aux autres ! Notre rôle est avant tout de convaincre de l’intérêt d’une bonne gestion de l’information et pour convaincre il faut être capable d’identifier son public cible et d’adapter son discours.
      LFH

  2. Jean-Pascal Perrein 28 novembre 2012 à 20:41 #

    Article très pertinent !

    Le symptôme se retrouve aussi avec les projets d’archivage (à valeur probant notamment). Un engouement, des investissement, beaucoup d’énergie et … des projets en échec.

    Pourquoi : Parce que ces projets sont gérés localement sans intégrer le simple fait que l’information est un actif vivant, qui suit un cycle de vie, qui est dépendant d’une organisation, qui porte des risques et permet de développer de la valeur pour l’organisation.

    On ne parle pas de projets où des experts se font plaisir (parce qu’ils sont persuadés, à raison, des enjeux qui existent), mais de projet d’entreprise qui doivent être vu avec une dimension globale à l’entreprise. Surtout pas technique, surtout pas local (dans la conception)

    La gouvernance de l’information est une discipline pleine de bon sens, pourtant difficilement applicable. Pourquoi ? Pour les mêmes raisons, nous avons une vue trop réduite et ne savons pas élargir ce point de vue pour rendre des projets plus pertinents.

    Je vous recommande vivement le livre blanc sur la gouvernance de l’information : http://www.gouvinfo.org qui explique ce qu’est cette fameuse gouvernance de l’information

    Jean-Pascal Perrein
    http://www.3org.com

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